« L’époque était aux utopies de conquête des étoiles, aux longues discussions sur les avions, le communisme, le capitalisme ou la thermodynamique. La guerre va transformer les rêves de Frank Malina et Jack Parsons. »
Entre 1935 et 1955 aux États-Unis, un petit groupe d’hommes et de femmes a posé les bases de l’aérospatiale américaine. Inventeurs visionnaires, ils ont bien souvent été dénigrés par leurs contemporains et successeurs, harcelés par le pouvoir politique pour leurs sympathies libertaires et communistes, critiqués pour leurs sensibilités existentielles et artistiques, déchirés par leurs relations personnelles.
La saga de ces pionniers, dans laquelle interviennent des personnalités connues ou moins connues de la science, de la politique, des arts, de l’ésotérisme, de la science-fiction, nous a légué un héritage riche d’enseignements sur notre époque.
Pour la première fois en français, le récit de cette page méconnue de l’histoire contemporaine, fruit d’une enquête minutieuse et enrichi d’archives inédites, mêle politique, science, écologie, art, poésie, sexe et occultisme.
Mojave Épiphanie est en vente sur le site des Éditions Inculte
Le film réalisé par Magali Sanheira durant la période de recherche dans la maison de Frank Malina :
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CHAPITRE 1 - PREAMBULE
Pasadena, 6 juin 1949
Lorsque la voiture s’engage sur South Orange Grove Boulevard, Frank Malina ne peut retenir son émotion alors qu’il essaye de décrire à sa femme Marjorie l’atmosphère glamour des années 1930 au grand hôtel Vista del Arroyo avant qu’il ne devienne un hôpital militaire pendant la guerre. Frank et Marjorie viennent de se marier, et ce voyage en Amérique est l’occasion de faire rencontrer pour la première fois famille et amis à son épouse anglaise. Frank connaît bien l’Orange Grove, il est de retour dans la ville où sa carrière de brillant scientifique et ingénieur astronautique a pris son envol il y a une quinzaine d’années. Les principales raisons de ce court séjour à Pasadena sont ses intérêts dans la société Aerojet et le renouvellement de son congé sabbatique du Jet Propulsion Laboratory, qu’il avait pris en 1947.
Missionné par l’Ordnance Department à Londres à l’automne 1946 pour évaluer les scientifiques allemands et européens à la sortie de la guerre, Frank Malina avait rencontré Julian Huxley, le célèbre biologiste et récent auteur d’une théorie synthétique de l’évolution, directeur général de la toute nouvelle Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture. Huxley avait alors pro- posé à Malina de rejoindre l’équipe scientifique. Récemment séparé de sa première femme Liljan Darcourt, épuisé par cette guerre qui avait eu raison de son couple, écœuré par l’installation de Wernher von Braun et des scientifiques allemands à White Sands, inquiet comme beaucoup de scientifiques de l’accélération balistique nucléaire qu’il voyait tout droit conduire à une troisième guerre mondiale, il avait accepté la proposition. Quelques mois plus tard, il était installé à Paris. Son premier supérieur hiérarchique direct est le célèbre biochimiste socialiste et sinologue Joseph Needham. Celui-ci lui donne pour mission de « tout faire pour rapprocher les scienti ques et d’œuvrer pour la paix ». À son poste de directeur scientifique, Frank ne tarde pas à rencontrer Marjorie Duckworth, fille d’un industriel du textile du Nord de l’Angleterre qui avait également postulé à l’Unesco dans l’équipe recrutée par Huxley. Frank et Marjorie tombent amoureux. Le mariage suivra peu après, le 12 mars 1949 à Neuilly-sur-Seine.
Le South Orange Grove Boulevard longe l’Arroyo Seco, un canyon au fond duquel un petit cours d’eau descend des monts San Gabriel que Frank Malina a arpentés pendant une décennie. Malgré sa familiarité avec les lieux, le retour à Pasadena a un drôle de goût pour Frank. Il n’est absolu- ment pas intéressé pour reprendre un poste à Caltech ou au Jet Propulsion Laboratory, qu’il a pourtant contribué à créer et dont il a été le premier directeur opérationnel entre 1944 et 1946. Les temps ont changé. Les années de la « Suicide Squad» qu’il formait avec ses amis Jack Parsons, Edward Forman, Tsien Hsue-shen et quelques autres sont loin. L’utopie et l’enthousiasme qui guidaient ces jeunes étudiants épris de science-fiction ont été consumés par la guerre.Quinze ans ont passé depuis que les acolytes ont créé le « Rocket Group » du Guggenheim Aeronautical Laboratory au sein de Caltech, grâce au soutien de leur mentor Theodore von Kármán.
Là-bas, à force d’essais et d’expérimentations, ils étaient devenus des experts en carburants. Leur comportement de magiciens noirs du carbone, agissant en dehors des normes universitaires, leur avait valu le surnom de « Suicide Squad » sur le campus.Leur premier succès dans l’Arroyo Seco remonte à 1936. Ils inventeront ensuite dans le désert de Mojave le jet-assisted take-off , le décollage assisté par réaction, créeront la société Aerojet pour commercialiser leur invention, puis le Jet Pro- pulsion Laboratory sur le site même de l’Arroyo Seco où ils avaient mené leurs premières expérimentations. Durant ces années, ils n’auront guère de répit et seront continuellement sollicités par l’armée pour contribuer à l’effort de guerre.
Puis Frank Malina parviendra à l’automne 1945 à lancer la première fusée américaine à la limite de la stratosphère, depuis le désert de White Sands au Nouveau-Mexique. Mais en décembre du même mois, à peine deux mois après le vol à 75 kilomètres d’altitude de sa fusée WAC Corporal, son ennemi intime, le SS Wernher von Braun, l’artisan des missiles V2 contre lequel il a combattu pendant toutes ces années de guerre, installe ses équipes dans la base même d’où il opérait.
Alors que la voiture descend lentement l’Orange Grove Boulevard, Frank Malina se demande une fois de plus s’il n’a pas été à tout le moins naïf...
Tel un Robert Oppenheimer de la fusée, il a pourtant œuvré pendant toute la guerre en antifasciste convaincu et dans l’intérêt de la science. Mais le 16 juillet 1945, le projet Manhattan a testé sa bombe A au point Trinity, non loin de White Sands. Trois semaines plus tard, deux bombes sont lâchées sur Hiroshima et Nagasaki. Lorsqu’en septembre, en route pour tirer sa fusée WAC, Malina survole le site de Trinity, l’expérience le perturbe profondément. Il ne faut pas longtemps pour que les militaires commencent à imaginer placer des charges nucléaires sur ses fusées. Avec l’arrivée des équipes de von Braun qu’il sent prêtes à tout, l’écœurement est à son comble. Aucune perspective immédiate ne semble s’ouvrir pour le spatial scientifique alors qu’à peine la paix signée, une troisième guerre, « froide » celle-là, démarre.
La partie est finie pour Malina qui sort de cette guerre en antinucléaire militaire convaincu. Il sait que le FBI s’intéresse beaucoup trop à lui. Une stratégie de désengagement progressif, puis d’exil, était pour lui la seule solution possible.
À Pasadena, le souvenir de Liljan est encore présent. La séparation a été douloureuse, les réminiscences de son ancienne vie sont omniprésentes dans la ville. Le Nouveau- Mexique vient aussi se rappeler à lui. Le 26 février dernier, une fusée Bumper-WAC, la première fusée à étage compo- sée d’un V2 de von Braun surplombé par sa WAC Corporal, a atteint 393 kilomètres d’altitude. L’espace. Pour de bon. Le V2 est le lanceur et c’est le deuxième étage, sa WAC, qui a fait le parcours dans le vide sidéral. Mais Malina a été poussé vers la sortie et c’est aujourd’hui à von Braun que l’on vient de confier le 1er juin la direction du Redstone Arsenal, un établissement de l’armée de terre américaine situé à Huntsville, Alabama, pour la mise au point de missiles guidés. Sombre ironie de l’histoire.
Frank a appris à garder ses distances avec les désillusions. Ce soir, il est heureux de retrouver son ami Andrew Haley, qui avait dirigé Aerojet, l’entreprise créée pendant la guerre pour vendre leurs moteurs JATO à l’armée. Il se réjouit de retrouver l’ambiance des fêtes de la n 1944 sur Orange Grove, lorsqu’Andrew rameutait chez lui tout le petit monde des fusées, acteurs et actrices, pique-assiette, politiciens et autres producteurs de radio ou de cinéma avec qui il était en affaires.
Bien que l’alcool fût rationné à la fin de la guerre, le bar d’Andrew Haley et de sa femme Denise était toujours bien fourni. Ce n’était pas pour déplaire aux rocket men & women d’Aerojet, qui appréciaient ces moments de détente et d’oubli. Haley s’assurait toujours que l’ambiance fût bien arrosée et relevée en termes de controverses. Il adorait voir ce dude de Forman faire ronronner sa moto devant chez lui et sus- citer la désapprobation du voisinage. L’Orange Grove Bou- levard était bien connu pour sa cinquantaine de manoirs de style Craftsman des années 1920, résidences secondaires luxueuses pour riches Américains, comme la Gamble House (de Procter & Gamble), la Bissell House (des nettoyants pour sols et aspirateurs) ou la Wrigley Mansion (des chewing- gums Wrigley’s). C’était aussi sur le South Orange Grove, au 1003, qu’après avoir vendu ses parts d’Aerojet, Jack Parsons, l’enfant terrible de la ville, avait acheté en décembre 1944 son propre manoir Craftsman, qui serait surnommé le «Parsonage», le Presbytère. Une consonance religieuse pour ce lieu étrange, demeure de Jack Parsons et de ses amis bohèmes, dans lequel se déroulaient des fêtes et des rituels jusqu’à l’aube, suscitant les plus folles rumeurs dans le voisinage : « Un repaire de pervers », dans lequel ces « membres d’un culte sexuel » vivaient en communauté entre « femmes de mœurs légères » et « artistes dégénérés ». En fait, peu de monde savait que Parsons était à la tête de la loge Agapé de l’Ordo Templi Orientis, l’organisation spiritualiste encore peu connue dirigée par l’occultiste anglais Aleister Crowley. Il vivait là avec les quelques personnes qui partageaient son intérêt pour la magie, en même temps que sa passion scientifique ou son inclinaison pour la science-fiction, les arts et un mode de vie non conventionnel.
Haley, lui, adorait entendre son collègue et voisin déclamer des poèmes. Il n’hésitait pas à appeler le 1003 au milieu de la nuit pour demander à Jack de venir réciter L’Hymne à Pan d’Aleister Crowley. Tout le monde s’habillait alors en quatrième vitesse pour aller écouter Jack réciter « Io Pan ! Io Pan ! » du haut de son balcon, au-dessus du patio de chez les Haley. Les poèmes de Jack nissaient par se noyer dans le brouhaha des voix alcoolisées et des bris de verre, relayés par les chansons folks de la sœur d’Andrew.
En ce 6 juin 1949, cinq ans après la Normandie et en l’honneur de la visite de Frank et Marjorie Malina, tout droit venus de France, Haley a décidé de donner une soirée comme à la grande époque d’Aerojet, de rassembler la vieille équipe, Malina, Parsons, Forman, Summerfield et les autres. En les accueillant, Haley explique à ses amis que le quartier est entré dans une nouvelle phase de changement. «En bas du boulevard se construisent les South Orange Grove Apartments, les premières habitations pour plusieurs familles. L’an dernier un nouveau plan de zonage a été établi, cela va donner une autre couleur au Millionaires’ Row... » Le changement de physionomie du quartier est de peu d’importance comparé à la joie et à l’émotion que ressent Frank en retrouvant ses vieux amis. Voilà, il est arrivé.
Chez Haley, en effet, tout le monde ou presque des glorieuses années est réuni.
De l’équipe Aerojet manque à la fête von Kármán, qui passe l’essentiel de son temps entre Washington et l’Europe, mais aussi Tsien, qui, bien qu’il soit toujours consultant pour Aerojet, ne peut être avec ses amis ce soir. Tsien est très occupé à préparer le déménagement de sa famille pour Pasadena. Installé depuis quelques années au MIT à Boston, il a accepté le 7 octobre de l’an passé de revenir à Pasadena pour prendre le poste de professeur à la chaire Robert H. Goddard et de premier directeur du Daniel and Florence Guggenheim Jet Propulsion Center à la demande de Lee Alvin DuBridge, président de Caltech depuis la fin de la guerre. Il doit prendre ses fonctions cet été-là. En décembre 1948, il avait partagé son enthousiasme avec Frank : « C’est vraiment le genre de chose que tu voulais il y a quelques années. Je pense que ce qui arrive maintenant est vraiment largement dû à tous tes efforts durant les années de guerre au JPL et à Caltech. En acceptant cette invitation de Caltech je ne peux m’empêcher de penser aux journées passées ensemble à travailler sur le projet de fusée. Je ne peux m’empêcher de trouver en quelque sorte étrange de m’engager dans ce poste sans toi. » Il écrit aussi à Malina que « la situation globale de l’Orient est en train de changer très rapidement maintenant. Je n’ai aucune certitude sur mon propre avenir. Mais peut-être que personne n’est sûr de son avenir. »
Effectivement, le 21 janvier 1949, Tchang Kaï-chek a quitté le pouvoir et en avril, l’Armée populaire de libération a pris Pékin puis Nankin. Tsien prend alors la décision de franchir le pas, et d’exécuter le rituel demandé aux étrangers pour rester indéfiniment aux États-Unis. Il passe au Canada, acquiert un visa de résident permanent et revient avec. Peu après, il demande sa naturalisation de citoyen américain.
Parsons est là, et Haley est content de voir qu’en ce mois de juin, Jack va mieux, qu’il a retrouvé toute sa lucidité. Même s’il est toujours désireux de retrouver sa femme Marjorie Cameron, il a récupéré son accréditation secret-défense et travaille depuis un mois chez Hughes Aircraft à Culver City.
Il a connu de nombreux troubles depuis 1944 et l’époque où il travaillait à Aerojet. Après avoir vendu son « Parsonage » du 1003 South Orange Grove, peut-être par peur de devoir tout laisser à l’OTO, il s’est fait escroquer une grande part de la somme par L. Ron Hubbard et Sara Northrup. Il vit aujourd’hui sur le front de mer, à Redondo Beach, où il poursuit ses pratiques magiques.
Lorsque Frank retrouve Jack, celui-ci lui dépeint ses dernières années, qui ont été pour le moins chaotiques. Après le mariage, l’idylle avec son « élémentaire », terme magique par lequel il aime désigner sa femme Marjorie Cameron, a été de courte durée. À l’automne 1948, le FBI a de nouveau enquêté sur lui pour sympathies communistes et appartenance à une secte. Comme il avait perdu son accréditation secret- défense, nécessaire pour travailler dans l’aéronautique, l’hiver a été difficile. Il a dû enchaîner les petits boulots, mécanicien, pompiste, assistant médical, puis finalement un poste temporaire à l’université de Californie. Lassée par les problèmes de son mari et le monde des ingénieurs, Cameron avait alors pris ses distances et décidé de rejoindre une communauté d’artistes amateurs de fiestas et de peyotl à San Miguel de Allende au Mexique.
Haley avait soutenu Parsons durant l’hiver dans son procès pour récupérer son accréditation secret-défense. À la Commission de la Chambre sur les activités anti- américaines, Jack oppose que l’OTO a un caractère religieux mais non politique, et nie farouchement son appartenance à une organisation communiste. Les charges de la commission sont finalement abandonnées, « faute de preuve », et Parsons, en même temps qu’il retravaille dans son champ d’expertise, peut mettre sereinement la dernière main à son livre, Manifesto of the Antichrist.
Au cœur de la soirée, et comme un clin d’œil à leur goût commun de la poésie gnostique, Haley demande à Parsons de déclamer une nouvelle fois L’Hymne à Pan de Crowley, qu’il avait l’habitude de réciter lors des décollages et moments cruciaux ou des soirées d’Orange Grove.
Jack récite le poème depuis le balcon dans un silence respectueux :
Frissonne avec la souple envie de lumière,
O homme ! Mon homme !
Viens, sors de la nuit à toute allure,
Celle de Pan ! Io Pan !
Io Pan ! Io Pan ! Viens d’outre les mers,
De Sicile et d’Arcadie !
Errant comme Bacchus, avec faunes et léopards,
Et des nymphes et des satyres pour gardes,
Sur une croupe d’un blanc laiteux, vient d’outre les mers,
A moi, à moi,
Viens avec Apollon en robe nuptiale,
(Bergère et Pythie)
Viens avec Artémis, celle qui est chaussée de soie,
Et lave ta cuisse, beau dieu,
Dans la lune des bois, sur le mont de marbre,
L’aube couverte de rides de la fontaine d’ambre !
Baisse le pourpre du prêtre rempli de passion,
Dans l’autel cramoisi, le piège écarlate,
L’âme qui apeure dans des yeux bleutés,
Pour observer la gratuité de ton maléfice suintant à travers,
Le bosquet égaré, le tronc noueux,
De l’arbre vivant qui est l’esprit et l’âme,
Et le corps et le cerveau – vient d’outre les mers,
(Io Pan ! Io Pan !)
Diable ou Dieu, à moi, à moi,
Mon homme ! Mon homme !
Viens avec des trompettes au son strident,
Au-dessus de la colline !
Vient avec des tambours lentement grommelant,
De la rivière !
Viens avec flûte et pipeau,
Suis-je mûr ?
Moi, qui attends, qui lutte et me tends,
Avec un air qui n’a aucune branche pour nicher,
Mon corps, habillé d’étreintes vides,
Fort comme un lion et pointu comme un croc d’aspic,
Viens ! Oh viens !
Je suis paralysé,
Par l’envie solitaire de la diabolité,
Pousse l’épée à travers l’entrave irritante,
Toute dévoreuse, toute créatrice,
Donne-moi un signe de l’œil Ouvert,
Et l’érection symbolique de la cuisse épineuse,
Et le mot de folie et de mystère,
O Pan ! Io Pan !
Io Pan ! Io Pan Pan ! Pan, Pan ! Pan,
Je suis un homme,
Fais ce que tu souhaites,
Comme un grand Dieu peut le faire,
O Pan ! Io Pan !
Io Pan Io Pan Pan ! Je suis éveillé,
Dans la prise du serpent,
L’aigle l’entaille avec bec et ongles,
Les Dieux se retirent,
Les grandes bêtes viennent, Pan ! Je suis né
Pour la mort sur la corne,
De la licorne,
Je suis Pan ! Io Pan ! Io Pan Pan ! Pan !
Je suis ton compagnon, je suis ton homme,
Chèvre de ton troupeau, je suis or, je suis dieu,
Chair sur tes os, fleur sur ta tige,
Avec des sabots de métal je cours sur les rochers,
A travers le solstice acharné à l’équinoxe,
Je m’extasie ; et je viole et j’arrache et je déchire,
Éternel, monde sans fin,
Mannequin, demoiselle, ménade, homme,
Dans la puissance de Pan.
Io Pan ! Io Pan Pan ! Pan ! Io Pan !
Personne cette fois-ci n’éructe ou ne brise de verres. Les temps ont bien changé.
Ce sera la dernière fois que Frank Malina verra Jack Parsons, et la scène restera gravée dans sa mémoire. Jack décédera quatre ans plus tard dans un tragique accident.
Le 15 juin, les Malina quittent Los Angeles pour New York où ils doivent prendre le Queen Mary pour la France une semaine plus tard. À leur arrivée, Frank Oppenheimer fait la une du Washington Post. La veille, il a reconnu devant la Commission de la Chambre sur les activités antiaméricaines avoir été membre du Parti communiste USA à partir de 1937. Il y a adhéré alors qu’il travaillait sur sa thèse à Caltech. Il avoue que lui et sa femme ont rejoint le Parti avant de le quitter trois ans et demi plus tard, mais affirme que c’était avant son embauche sur le projet Manhattan par son frère Robert, directeur du programme et lui aussi appelé à témoigner dans l’a aire. Frank, Tsien et nombre de leurs amis participaient régulièrement aux soirées de discussions de ce groupe secret, désormais connu comme l’Unité professionnelle 122 du Parti communiste de Pasadena. Dans l’acte d’accusation, la commission déclare avoir « des informations indiquant que Frank Malina, identifié comme l’ancien secrétaire d’Aerojet Engineering Corp. à Pasadena, était un membre du parti communiste et que les réunions de la cellule communiste se tenaient chez les Oppenheimer ou chez Malina ».
Frank Malina échappe de justesse à l’injonction à comparaître. Alerté du scandale le 15 juin, Parsons écrit à von Kármán son souhait de quitter le pays lui aussi. Le 19 juin, dans une lettre à Karl Germer, Frater Superior de l’OTO – ou de ce qu’il en reste depuis la mort de Crowley en 1947 –, il affirme :
Mon intérêt pour la magie est essentiellement pratique, mon seul but est de porter Thélème dans la sphère concrète et pratique du monde. Il m’a semblé que si j’ai eu suffisamment de génie pour fonder le domaine de la propulsion par réaction aux États-Unis, une entreprise ayant une valeur aujourd’hui de plusieurs millions de dollars et un laboratoire de recherche de renommée mondiale, alors je devrais aussi être en mesure d’appliquer ce génie dans le domaine magique. Le problème est alors de déterminer et de surmonter la faiblesse qui avait jusque-là contrarié la réalisation féconde de mes plans.
Avec l’enquête portée sur Oppenheimer, Weinbaum et Malina, la Commission de la Chambre sur les activités anti- américaines ne tarde pas à s’intéresser au cas de Tsien. Avec son installation à la direction de la recherche aérospatiale à Caltech, Tsien rêve de grands projets. Il se met à imaginer un avion orbital pouvant relier la côte Ouest à la côte Est et affirme à qui veut l’entendre que l’homme marchera sur la Lune avant trente ans. Mais le 29 août l’URSS teste sa première bombe nucléaire. Le 1er octobre Mao Zedong s’installe au pouvoir. Une «Peur rouge» gagne les USA. Alors que Tsien commence à avoir autant de notoriété que von Braun, son état de grâce en Californie va être de courte durée...
En cette fin d’été 1949, tout semble précipiter les membres de l’ex-« Suicide Squad » vers un nouveau destin. L’atmosphère nauséabonde de l’anticommunisme les étouffe, et le pouvoir les poursuit comme des ennemis en vertu de leurs actions passées, réelles ou supposées. Pourtant, quelques années auparavant, ils auraient bien pu devenir des héros si l’histoire avait pris une autre direction.
(à suivre...)
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